Le 12 juillet dernier, le Président de la République a annoncé, par la voie d’une allocution officielle, l’adoption d’une série de nouvelles mesures, dans le cadre de la lutte contre la pandémie Covid-19. Celles-ci, selon le Président, devaient entrer en vigueur dans un délai très bref (pour certaines dès fin juillet, pour d’autres dès début août) grâce à l’adoption d’une future loi. Prononcées sur un ton de certitude absolue, ces annonces ne pouvaient que surprendre ceux qui, encore attachés à la séparation des pouvoirs, considèrent qu’il n’appartient qu’au Parlement de voter, ou non, une loi.
Quod principi placuit legis habet vigorem
(Ce qui plaît au prince a force de loi)
I. Un contexte marqué par l’adoption, à marche forcée, de textes attentatoires aux libertés fondamentales
Dès le 14 juillet, jour de fête nationale, l’exécutif rendait public un premier avant-projet de loi « relatif à l’adaptation de nos outils de gestion sanitaire ». Concrétisant les annonces du Président, cet avant-projet de loi consacrait :
- l’extension, ratione materiae et ratione temporis, des pouvoirs du Premier Ministre de réglementer, limiter ou interdire, par Décret, les déplacements sur le territoire national ;
- la possibilité, pour le Premier Ministre, de subordonner à la présentation du « pass sanitaire » l’accès des citoyens aux établissements, lieux ou services d’activité « de loisir », « de restauration ou de débit de boisson », à des « foires ou salons professionnels, « à des services et établissements accueillant des personnes vulnérables, sauf en cas d’urgence », et à des « grands établissements et centres commerciaux » ;
- une obligation vaccinale pour les personnels de santé ; et
- un nouveau mécanisme de quarantaine automatique pour les personnes reconnues positives au Covid-19.
Cet avant-projet de loi a été soumis au Conseil d’Etat, au titre de son rôle consultatif. Ce dernier a d’ores-et-déjà rendu un avis globalement favorable. C’est pourquoi le Gouvernement a soumis, ce 21 juillet 2021, le projet de loi n°4386 à l’approbation du Parlement, selon la procédure d’adoption accélérée. Cette loi, si elle devait être adoptée, fera l’objet d’un prochain commentaire.
Dans le même temps, le Premier Ministre a adopté, le 19 juillet, le Décret n°2021-955. Ce décret, publié au Journal officiel du 20 juillet 2021, modifie l’article 47-1 du Décret n°2021-699 du 1er juin 2021. Il en résulte une baisse drastique (de 1.000 à 50 personnes) du seuil de fréquentation, au-delà duquel il est obligatoire de présenter un pass sanitaire, pour accéder à certains lieux, événements et services.
L’allocution du Président de la République, suivie de la préparation, à la hâte, du projet de loi n°2021-955 et de l’adoption du Décret n’°2021-955 constituent un véritable basculement. Il nous incombera donc, tout au long de cette série « Voyage aux confins de l’Etat de droit » (série que nous espérons la plus courte possible) d’analyser, de façon critique, ces différents textes et leurs fondements légaux et constitutionnels.
A titre préliminaire, une explication s’impose quant au titre de cette série de publications. En rédigeant les lignes qui suivent, leur auteur a été saisi d’un sentiment étrange : celui de n’être plus en mesure de comprendre, à l’aide des règles et principes du droit français en sa connaissance, comment de tels textes pouvaient être officiellement présentés ou adoptés ; celui de n’avoir plus les outils techniques adaptés pour comprendre leur inclusion dans notre système juridique… celui, en définitive, d’évoluer aux frontières de l’Etat de droit.
La première étape de ce voyage désagréable sera celle du Décret n° 2021-9555, premier des textes étudiés à entrer en vigueur.
II. Le Décret n°2021-955 du 19 juillet 2021 : une légalité discutable
Le Décret n°2021-955, édicté par le Premier Ministre le 19 juillet 2021, modifie le Décret n° 2021-699 du 1er juin 2021 « prescrivant les mesures générales nécessaires à la gestion de la crise sanitaire ». En particulier, son article 1er modifie l’article 47-1 de « l’ancien » Décret (que le Gouvernement avait, au demeurant, réussi à amender 6 fois en un mois et demi), pour baisser de 1.000 à 50 le seuil au-delà duquel la présentation d’un pass sanitaire est obligatoire, dans un certain nombre de lieux, établissements, services ou activités listés audit article 47-1.
Une baisse aussi drastique du seuil de fréquentation nous parait difficilement justifiable sur le plan légal.
En effet, le Décret n°2021-955, puise ses fondements juridiques dans :
- Le Code de la santé publique, notamment ses articles L. 3131-15 et L. 3131-17 ;
- la loi n° 2021-689 du 31 mai 2021 « relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire », qui avait fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité « a priori » favorable (décision n°2021-819 DC du 31 mai 2021) ;
- le décret n° 2021-699 du 1er juin 2021 ; et
- les circonstances exceptionnelles (Sic).
Or, si la loi n°2021-689 avait effectivement introduit l’obligation de présentation du « pass sanitaire » dans notre droit positif, elle avait réservé son application aux « grands rassemblements de personnes » (article 1, II.- A, 2° de la loi n° 2021-681).
2.1. La notion de « grands rassemblements de personnes » ou l’incurie du Conseil constitutionnel
Le Conseil constitutionnel s’est déjà exprimé sur cette notion de « grands rassemblements de personnes ». En effet, il avait été saisi par 60 députés et sénateurs, dans les conditions du deuxième alinéa de l’article 61 de la Constitution, pour statuer sur la constitutionnalité du projet de loi « relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire ».
Les parlementaires faisaient valoir (à très juste titre, comme nous le verrons infra) que cette notion de « grands rassemblements de personnes », ainsi que celle « d’activités de loisirs » méconnaissaient les objectifs à valeur constitutionnelle de précision et d’intelligibilité de la loi. Selon ces parlementaires, le législateur, en adoptant ces dispositions, n’auraient pas prémuni les citoyens d’un risque d’interprétation contra legem de l’administration ou d’arbitraire dans son application de la loi (Décision n°2021-819 DC du 31 mai 2021, par 16.). Les articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789 interdisent effectivement au législateur de reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles n’ayant été confiée par la Constitution qu’à la loi (Ibid.).
Concernant cette imprécision alléguée (et absolument indéniable de notre point de vue) de l’expression « grands rassemblements de personnes », le Conseil constitutionnel répond simplement « que le législateur a entendu limiter l’application des dispositions contestées aux cas où il est envisagé de mettre en présence simultanément un nombre important de personnes en un même lieu ». Nous voilà bien avancés… Dans l’art de la paraphrase, le Conseil est-il passé maître ?
Concernant, ensuite, le risque d’application arbitraire par le pouvoir exécutif, le Conseil ne convainc pas davantage. Il se contente, à ce sujet, d’observer que le législateur a « précisé que cette réglementation doit être appliquée en prenant en compte une densité adaptée aux caractéristiques des lieux, établissements ou événements concernés, y compris à l’extérieur, pour permettre de garantir la mise en œuvre de mesures de nature à prévenir les risques de propagation du virus » et donc qu’il « appartiendra (…) au pouvoir réglementaire de prendre en compte les conditions effectives d’accueil du public ». Il nous semble que le Conseil se contredit ici dramatiquement. En effet, après avoir paraphrasé le législateur concernant la notion de « grands rassemblements de personnes », il conclut que, en définitive, il appartiendra au pouvoir réglementaire de déterminer le sens concret de cette notion.
Ce raisonnement lapidaire, auquel le Conseil n’aura pas jugé utile de dédier plus de quatre phrases, confirme parfaitement, en réalité, l’imprécision du législateur, et l’excessive latitude d’application laissée à l’administration.
Certes, le Gouvernement, constant dans son impatience et sa précipitation, avait imposé au Conseil de rendre une décision sous huit jours, en invoquant le troisième alinéa de l’article 61 de la Constitution. Rien ne privait cependant le Conseil de son droit d’exprimer des réserves d’interprétation, que les circonstances, les libertés individuelles concernées et le caractère extensif des dispositions légales critiquées rendaient impérieuses!
Ce n’est d’ailleurs pas la seule occasion ratée pour le Conseil d’émettre des réserves d’interprétation… Que dire, en effet, de sa réponse (Décision n°2021-819 DC du 31 mai 2021, par 20.) au grief soulevé par les parlementaires, d’une atteinte au principe d’égalité devant la loi, au cas où les examens virologiques viendraient à être déremboursés ? Le Conseil se contente d’observer que « les dispositions contestées ne sont ni relatives aux conditions d’obtention des documents permettant l’accès aux lieux, établissements ou événements impliquant de grands rassemblements de personnes, ni au caractère payant ou non des actes donnant lieu à la délivrance de ces documents ». N’était-ce pas là l’opportunité d’émettre une réserve concernant les conditions financières d’accès aux tests virologiques ?
Décidément, on a connu plus belles décisions du Conseil…
Quoi qu’il en soit, l’adoption du Décret n°2021-955 apporte un démenti cinglant à l’interprétation du Conseil, quant à la précision, parfaitement illusoire, de la notion de « grands rassemblements de personnes ».
2.2. L’abaissement du seuil de fréquentation à 50 personnes : le risque d’arbitraire réalisé
Le II. de l’article 47-1 du Décret n°2021-699 du 1er juin 2021 modifié impose désormais la présentation du pass sanitaire (le résultat d’un test ou examen de dépistage à la Covid-19 négatif – lesquels seront en principe déremboursés pour « inciter à la vaccination » –, un justificatif de statut vaccinal ou un certificat de rétablissement) pour accéder à l’ensemble des établissements recevant du public qui sont listés audit article. Pour mémoire, la liste est particulièrement longue, puisqu’elle concerne
1° Les établissements (…) figurant ci-après, pour les activités culturelles, sportives, ludiques ou festives et les foires ou salons professionnels qu’ils accueillent :
a) Les salles d’auditions, de conférences, de projection, de réunions, de spectacles ou à usages multiples, (…) ;
b) Les chapiteaux, tentes et structures, relevant du type CTS ;
c) Les établissements mentionnés au 10° de l’article 34 et au 6° de l’article 35, relevant du type R, lorsqu’ils accueillent des spectateurs extérieurs (concerne certains établissements sportifs couverts et établissements d’enseignement artistique) ;
d) Les salles de jeux et salles de danse, relevant du type P, ainsi que les établissements mentionnés au 1° de l’article 40 pour les activités de danse qu’ils sont légalement autorisés à proposer ;
e) Les établissements à vocation commerciale destinés à des expositions, des foires-expositions ou des salons ayant un caractère temporaire, relevant du type T ;
f) Les établissements de plein air, relevant du type PA ;
g) Les établissements sportifs couverts, relevant du type X ;
h) Les établissements de culte, relevant du type V, pour les événements mentionnés au V de l’article 47 ;
i) Les musées et salles destinées à recevoir des expositions à vocation culturelle ayant un caractère temporaire, relevant du type Y, sauf pour les personnes accédant à ces établissements pour des motifs professionnels ou à des fins de recherche ;
j) Les bibliothèques et centres de documentation relevant du type S, à l’exception, d’une part, des bibliothèques universitaires et des bibliothèques spécialisées et, sauf pour les expositions ou événements culturels qu’elles accueillent, de la Bibliothèque nationale de France et de la Bibliothèque publique d’information et, d’autre part, des personnes accédant à ces établissements pour des motifs professionnels ou à des fins de recherche ;
2° Les événements culturels, sportifs, ludiques ou festifs organisés dans l’espace public ou dans un lieu ouvert au public et susceptibles de donner lieu à un contrôle de l’accès des personnes ;
3° Les navires et bateaux mentionnés au II de l’article 7.
Or, en changeant à très brève échéance, et surtout du simple au quarantième numérique, la définition administrative de « grands rassemblements de personnes », sans distinguer entre les établissements concernés (le Décret se limitant en la matière au renvoi à certaines modalités de calcul), le Premier Ministre semble avoir exactement concrétisé le risque d’arbitraire sur lequel les députés alertaient le Conseil.
A posteriori, l’on peut donc affirmer que le Conseil a fait preuve d’une grande cécité.
Est-il si évident qu’une fréquentation de 50 personnes constitue un « grand rassemblement », pour une salle de cinéma grand écran ? Pour un musée ? Pour un stade sportif ? Est-ce là une interprétation raisonnable des termes « grands rassemblement de personnes » à laquelle tout citoyen ne peut que spontanément adhérer ?
N’est-ce pas, au contraire, la preuve d’un excès de pouvoir, commis par l’exécutif ?
III. Les modalités de contestation du Décret n° 2021-955 : recours en excès de pouvoir et référés administratifs
Le lecteur l’aura compris, la légalité du Décret n°2021-955 et, par extension, la constitutionnalité de la loi n°2021-689 du 31 mai 2021 nous semblent faire cruellement défaut. Cet article, première étape de notre analyse dédiée au basculement initié le 12 juillet dernier, ne serait pas complet sans quelques indications quant aux modes de contestation ouverts aux justiciables auxquels ce décret ferait grief.
3.1. Le recours en excès de pouvoir
Le recours pour excès de pouvoir « vise à soumettre l’administration au respect de la légalité » (Camille BROYELLE, Contentieux Administratif, 5ème édition, LGDJ 2017-2018, p. 55). C’est un véritable « procès fait à un acte » (E. LAFERRIERE, Traité de juridiction administrative et des recours contentieux, Berger-Levrault, et Cie, 2ème ed., 1896, t. 2, p. 561). Le juge administratif, saisi d’un tel recours, apprécie la légalité de l’acte attaqué en prenant en compte les faits et le droit au jour où celui-ci a été adopté. Ainsi, quand bien même le droit viendrait à évoluer, postérieurement à la saisine, un acte administratif reconnu illégal doit être annulé. Concrètement, ce recours permet de contester la légalité externe (incompétence, vice de procédure, vice de forme) et/ou interne (erreur de fait, de droit, dans la qualification juridique des faits, détournement de pouvoirs).
Nonobstant ce caractère objectif de légalité, la responsabilité de l’Administration peut également être recherchée. Il s’agit alors de chercher, devant le même juge (CJA, art. R. 341-1 s.), la condamnation de l’administration du fait du préjudice causé par l’adoption de l’acte illicite (CE, 3 mai 2004, C, req. n° 258399 ; CE, 13 octobre 1999, Cie Air France, Lebon, 261 ; AJDA 2000. 86 ; CE, sect. 9 décembre 2011, Marcou, Lebon 616). Le délai de contestation est relativement court, puisqu’il n’est que de deux mois à compter de l’entrée en vigueur de l’acte litigieux.
Un tel recours pour excès de pouvoirs, le cas échéant complété de demandes indemnitaires, est ouvert à ceux qui démontrent ce que l’on appelle « l’intérêt à agir ». Pour cela, l’acte administratif litigieux doit faire « grief » de manière certaine au requérant. C’est notamment le cas lorsque l’acte modifie l’état du droit applicable ou énonce des prescriptions individuelles dont la méconnaissance pourrait être censurée (CE, 27 avril 2011, Assoc. Formindep, n° 334396, Rec 168 ; CE, 11 octobre 2012, Sté Casino Guichard-Perrachon, n°357193). Si la jurisprudence administrative exige la preuve d’un « intérêt personnel » à agir, il fait assez peu de doute que l’ensemble des établissements visés à l’article 47-1, auxquels la baisse drastique du seuil de fréquentation s’applique pourraient justifier d’un tel intérêt.
En l’espèce, l’existence d’un tort réel causé aux justiciables serait relativement aisée à démontrer : investissements à réaliser pour se conformer aux nouvelles contraintes pour les uns ; perte de chiffre d’affaires pour les autres ; nuisance concrète dans la vie de tous les jours … Rares sont les actes administratifs plus contraignants et préjudiciables que le Décret n° 2021-955.
3.2. Les référés administratifs (procédures d’urgence)
En plus du recours de droit commun décrit ci-dessus, une seconde voie est ouverte aux requérants, qui leur permet de s’opposer, en urgence, à l’application d’un acte administratif illicite : il s’agit des référés administratifs.
Ainsi, le « référé-liberté », tout particulièrement, permet, si l’urgence le justifie, qu’un juge (en l’espèce, le Conseil d’Etat) statue, dans les 48 heures, sur une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Cette procédure, particulièrement protectrice des droits et libertés individuelles est le grand apport de la réforme du 30 juin 2000 « relative au référé devant les juridictions administratives« . A la différence du référé-suspension (une autre procédure d’urgence prévue par le Code de justice administrative), l’exercice du référé-liberté n’est pas soumis à l’exercice d’un recours principal, au fond. Ceci le rend particulièrement efficace, pour s’opposer, rapidement, à un acte administratif entaché d’illicéité et attentatoire aux libertés fondamentales. Il pourrait donc, sous certaines conditions propres à la situation du requérant, être une voie procédurale adaptée pour s’opposer, en urgence, aux effets contraignants du Décret critiqué.
S’il est légitime de nous inquiéter de la validation, puis de l’adoption, à marche forcée, de textes dont la conformité aux normes supérieures est douteuse, il ne faut pas pour autant perdre de vue que des recours existent, permettant aux justiciables de faire valoir leurs droits.
Si vous souhaitez en savoir plus sur la façon de contester un décret, nous vous invitons à consulter le site du Conseil d’Etat ou à contacter le Cabinet.