passe sanitaire décision du 5 août 2021

Voyage aux confins de l’Etat de droit ; deuxième étape : la Décision n°2021-824 du Conseil constitutionnel (conditions d’adoption de la loi n°2021-1040)

Au terme d’un inconcevable sprint législatif, la loi n°2021-1040 du 5 août 2021 « relative à la gestion de la crise sanitaire » a été promulguée par le Président de la République, depuis le Fort de Brégançon (ô cruauté des symboles…), puis publiée au Journal officiel. Quelques heures auparavant, le Conseil constitutionnel rendait l’une des décisions les plus attendues qu’il ait eu à prononcer depuis son instauration : la Décision n°2021-824 du 5 août 2021.

Par cette décision, le Conseil s’est prononcé sur la conformité à la Constitution de l’extension controversée du « pass sanitaire » à nos vies quotidiennes.

Remarques préliminaires sur la Décision n° 2021-824

Réalisant l’exploit d’être plus navrante que celle du 31 mai 2021, cette décision doit être analysée. Analysée, plutôt que commentée, car il s’agit moins d’en tirer des enseignements juridiques particuliers – ils ne seraient guère nombreux – que d’apprendre les causes d’une tragédie. Tragédie, en effet, dans la quintuple mesure où cette décision :

  • Par sa mauvaise facture, contraste avec le volume et la qualité des contributions extérieures adressées au Conseil ;
  • Apparait, de manière générale, lacunaire, juridiquement fragile et arbitraire ;
  • Est manifestement insuffisante, au regard des enjeux de la loi adoptée, notamment ceux soulevés par le Défenseur des droits ;
  • Semble aller à l’encontre, tant de la lettre que de l’esprit, de certains principes essentiels de notre République, proclamés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ;
  • Parait, en définitive, si éloignée des standards de qualité auxquels devait répondre une décision de cette importance, qu’elle inspire à la fois incrédulité et colère. 

Une fois n’est pas coutume, le Conseil s’est prononcé dans un délai totalement insuffisant, compte tenu des enjeux de cette loi et du volume du dossier qui lui était soumis (117 pages de saisine, observations et répliques et plus de 1.800 pages de contributions extérieures).

A la rigueur, la célérité dont avait fait preuve le Conseil pour rendre sa décision du 31 mai 2021 (à peine 3 jours !) trouvait quelques explications… Le Premier ministre lui avait effectivement sommé de statuer sous 8 jours, selon la procédure d’urgence (Art. 61 al.3 de la Constitution). L’on peine à comprendre pourquoi le Conseil a retenu, cette fois de son propre chef, la date du 5 août, si proche de celle de sa saisine, pour rendre sa décision. Ce calendrier resserré a, par exemple, contraint un cabinet d’avocats à déposer une contribution extérieure au nom de 70.000 citoyens la veille seulement du prononcé de la décision… Qui peut croire que cette contribution ait reçu l’attention qu’elle méritait ? Compte tenu du délai anormal auquel ils étaient astreints, les contributeurs méritent d’être salués…  

Ce calendrier semble d’autant plus surprenant que le Conseil était saisi d’autres textes (presque tous attentatoires aux droits fondamentaux) sur la même période :

  • Loi relative à la bioéthique (Décision rendue le 29 juillet) ;
  • Loi relative à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement (Décision rendue le 30 juillet) ;
  • Loi sur l’initiative référendaire relative aux hôpitaux publics (Décision rendue le 6 août) ;
  • Loi confortant le respect des principes républicains et de lutte contre le séparatisme (Décision rendue le 13 août).

Tout professionnel du droit admettra que de tels délais sont déraisonnables. L’équilibre des pouvoirs au sein d’une démocratie induit que certaines institutions (Assemblée Nationale, Sénat, Conseil d’Etat, Conseil constitutionnel) disposent d’un temps convenable pour tempérer l’exécutif et apprécier la conformité de ses projets de lois aux normes supérieures. La dérive générale, qui a motivé la rédaction de cette série d’articles, est, au contraire, caractérisée par la brutalisation des institutions et le forçage des procédures d’adoption normatives.

Plan de l’analyse

La Décision n°2021-824 est probablement la plus importante que le Conseil ait rendu ces dernières années. La présente analyse se concentrera sur les réponses apportées par le Conseil aux aspects déterminants de sa saisine au regard des droits fondamentaux. Afin de la rendre le plus lisible possible, cette analyse prendra la forme de deux articles : celui-ci, dédié aux réponses du Conseil quant aux conditions d’adoption de la loi du 5 août 2021 ; puis une seconde partie, dédiée aux questions de fond.

La procédure d’adoption de la loi n°2021-1040 : passage en force et irrégularités

« Ennemie jurée de l’arbitraire, la forme est la sœur jumelle de la liberté ».

R. von Jhering, juriste et sociologue allemand

Comme nous l’avons déjà vu, le pass sanitaire a été introduit, puis étendu, dans le droit positif français dans des conditions anormales. L’insertion, in extremis et par amendement gouvernemental du dispositif dans ce qui allait devenir la loi du 31 mai 2021 mérite d’être appelé une fraude à la Constitution. Le Décret n° 2021-955 est quant à lui entaché d’une illégalité si manifeste que de simples photographies de ce qu’il désigne comme « grands rassemblements de personnes » suffisent à caractériser l’excès de pouvoir de l’Administration (ainsi que la perte du sens même des mots – signe peu rassurant – en France). Le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre que la loi du 5 août a, elle aussi, été adoptée moyennant une brutalisation du processus législatif qu’il nous incombe de dénoncer.

Les députés et sénateurs requérants soutenaient, à ce titre, que les conditions d’adoption de la loi déférée avaient méconnu les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire et du droit d’amendement garanti par l’article 44 de la Constitution. Précisément, les élus faisaient valoir que :

  • Les règles relatives à la présentation d’une étude d’impact n’avaient – une fois de plus – pas été respectées par le Gouvernement ;
  • Le projet de loi n’était pas au nombre des textes dont l’examen avait été prévu par le Décret du Président de la République portant convocation du Parlement en session extraordinaire ;
  • Le Décret ajoutant ce texte à l’ordre du jour de ladite session n’avait été publié au Journal officiel que le jour même de l’examen du texte par la commission des lois de l’Assemblée nationale ;
  • Les délais impartis aux députés, puis aux sénateurs privaient, de fait, les membres du Parlement de leur droit d’examiner et amender le texte ; et
  • Le Gouvernement n’avait que partiellement soumis son projet de loi au Conseil d’Etat pour avis.

Quelles furent les réponses du Conseil à ces griefs?

1. Sur l’incomplétude de l’étude d’impact

Le Conseil répond au premier de ces griefs par le simple constat que la Conférence des présidents n’avait été saisie d’aucune demande tendant à constater que les règles relatives aux études d’impact étaient méconnues. Or, selon l’article 39 de la Constitution, seule cette Conférence est compétente en la matière. Il n’y a, bien sûr, pas grand-chose à redire ici. Il nous parait néanmoins douteux que le délai écoulé entre le dépôt du projet de loi sur le bureau de l’Assemblée (19 juillet après-midi) et le vote définitif par l’Assemblée (23 juillet à 5 heures 30 du matin) ait, matériellement, laissé suffisamment de temps aux députés pour analyser la régularité de l’étude d’impact et porter une contestation devant la Conférence.

2. Sur l’insertion in extremis du projet de loi à l’ordre du jour de la session extraordinaire du Parlement

Le Conseil constitutionnel n’a pas davantage sanctionné l’insertion, à l’ordre du jour de la session extraordinaire, du projet de loi, par nouveau Décret présidentiel publié le jour du dépôt en commission des lois. En effet, si la méthode est révélatrice du passage en force, aucune disposition constitutionnelle ne semble s’y opposer.

3. Sur le droit d’amendement et la célérité du processus d’adoption

La solution du Conseil quant à l’atteinte au droit d’amendement est bien moins convaincante. Pour cause, le Conseil manifeste pour la première fois, à ce sujet, une forme d’arbitraire, qui entachera le reste de son raisonnement.

L’article 44 de la Constitution dispose que: « Les membres du Parlement et le Gouvernement ont le droit d’amendement. Ce droit s’exerce en séance ou en commission selon les conditions fixées par les règlements des assemblées, dans le cadre déterminé par une loi organique ».

Le Conseil résume d’abord les conditions dans lesquelles le débat parlementaire s’est déroulé. Il rappelle que « le projet de loi a été déposé à l’Assemblée nationale le 19 juillet. En première lecture, le délai de dépôt des amendements a été fixé, en commission, au 20 juillet à l’ouverture de la réunion puis, en séance publique, au 21 juillet à l’ouverture de la discussion générale. Après l’adoption du texte par l’Assemblée nationale le 23 juillet au matin, le délai de dépôt des amendements devant le Sénat a été fixé en commission, le même jour que sa réunion et, en séance publique au 24 juillet, à l’ouverture de la discussion générale. Après que la commission mixte paritaire est parvenue à un accord le 25 juillet, le texte a été définitivement adopté le même jour ».

De cet énoncé, proprement ahurissant, le Conseil tire la conclusion arbitraire et infondée suivante :

« En dépit de leur particulière brièveté (sic), les délais retenus à l’Assemblée nationale puis au Sénat pour le dépôt en commission et en séance publique des amendements au projet de loi n’ont pas fait obstacle à l’exercice effectif par les membres du Parlement de leur droit d’amendement, ni privé d’effet les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire ».

De qui se moque-t-on ?

Croire qu’un parlement bicaméral puisse valablement exercer son droit d’amendement, sur un texte aussi fondamental, en moins de quatre jours (les 20 et 21 juillet pour l’Assemblée, en commission puis en discussion générale ; les 23 et 24 pour le Sénat, en commission puis en séance publique) relève de la fable. C’est si vrai que pas moins de 400 amendements ont dû être déposés entre 1 h et 4 h 30 du matin devant l’Assemblée nationale…  Le Ministre de la santé lui-même n’ironisait-il pas, en séance, sur les facultés mentales déclinantes de toute personne après 4 h du matin ?!

Dans quel Etat de droit digne de ce nom de telles conditions d’adoption peuvent-elles être considérées respectueuses du rôle du Parlement ?

Mais il est vrai que la constatation d’une violation du droit d’amendement parlementaire aurait fait obstacle à l’adoption de la loi, conséquence que le Conseil ne semblait visiblement pas prêt à assumer…

Constatons dès-à-présent que le Conseil procède ici, pour la première fois, par affirmation arbitraire, plutôt que par démonstration. Il sera utile au lecteur non-juriste de savoir que l’application du droit est normalement syllogistique (rappel de la règle ; rappel des faits ; application de la règle aux faits ; conclusions). Or, en l’espèce, force est de constater que le Conseil ne prouve rien. En effet, entre le rappel de la règle (l’article 44 de la Constitution) et la conclusion (l’absence d’obstacle à l’exercice effectif du droit d’amendement), le vide est béant. Tout au plus le Conseil constate-t-il une « particulière brièveté » des débats. Le grief, qui, concrètement, revient à dénoncer une violation du rôle démocratique du Parlement, ne méritait-il pas même le commencement d’une démonstration ?

Outre cette première marque d’arbitraire, regrettons le faible standard retenu par le Conseil pour « l’exercice effectif du droit d’amendement » en France. Notons ainsi que la Commission européenne s’est, pour sa part, indignée de l’excessive célérité du processus législatif adopté.

4. Sur la soumission partielle du projet de loi au Conseil d’Etat pour avis

Autre grief tiré de l’irrégularité du processus d’adoption, les sénateurs auteurs de la deuxième saisine reprochaient au Gouvernement de n’avoir pas soumis la mouture définitive du treizième alinéa de l’article 1er du projet de loi au Conseil d’Etat pour avis.

Ce 13ème alinéa est important. Dans le projet de loi délibéré en Conseil des ministres, il autorise, en effet, le Premier ministre à subordonner, par décret, l’accès des personnes aux « grands magasins et centres commerciaux, au-delà d’un seuil défini par décret et permettant de garantir l’accès des personnes aux biens et produits de première nécessité sur le territoire concerné ».

Or, dans la version soumise au Conseil d’Etat, préalablement à la réunion du Conseil des ministres, cet alinéa visait l’ensemble des « grands établissements et centres commerciaux », sans qu’il soit question d’un seuil de fréquentation.

La motivation du Conseil apparait ici juridiquement douteuse. Rappelant tout d’abord l’obligation de soumission des projets de loi au Conseil d’Etat qui découle de l’article 39 de la Constitution, le Conseil constate ensuite qu’il « ressort de l’avis rendu par [le Conseil d’Etat] que les questions du champ d’application de la mesure et de l’accès des personnes aux biens et produits de première nécessité ont été évoquées lors de sa consultation ». Le fait que ce sujet ait été « évoqué » suffirait, donc, pour écarter le grief tiré de la méconnaissance de l’article 39.

Cette motivation singulière (qui ne se fonde d’ailleurs sur aucun passage spécifique de l’avis du Conseil d’Etat) est d’une grande approximation juridique. L’article 39 est très clair : « les projets de loi sont délibérés en conseil des ministres après avis du Conseil d’Etat ». L’on ne peut pas raisonnablement interpréter cette décision comme n’imposant qu’une simple « évocation » d’un sujet lors de la consultation du Conseil d’Etat. Il faut, au contraire, que le Conseil d’Etat rende un avis quant à la légalité et l’opportunité administrative du texte dont l’adoption sera proposée au Parlement. Cet « à peu près », cette drôle de générosité dont témoigne le Conseil constitutionnel à l’égard d’un Gouvernement, décidément bien peu formaliste, nous semble d’autant plus blâmable que c’est la seconde fois, en moins de 3 mois, que le Conseil abîme cette disposition et la vide de son sens. Les décisions du 31 mai 2021 et du 5 août 2021 nous semblent ainsi constituer de parfaits précédents, invocables par tout Gouvernement cherchant à se soustraire au formalisme imposé par l’article 39.  

Conclusions sur les conditions d’adoption de la loi du 5 août 2021

Décidément, quand il s’agit d’adopter ou d’étendre le champ du pass sanitaire, les contraintes procédurales sont bien peu de chose…

La solution regrettable du Conseil quant à « l’exercice effectif du droit d’amendement » du Conseil et son approximation juridique quant au formalisme imposé par l’article 39 ne sont cependant pas les aspects les plus choquants de la Décision°2021-824. Comme nous le verrons dans le prochain article, c’est en effet à l’occasion de son analyse, au fond, de la loi relative à la gestion de la crise sanitaire, que le Conseil constitutionnel a le plus manqué à son rôle de gardien de la Constitution…

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